Drôle d’idée que de lier ces deux mots. En quoi l’humanisme aurait-il à voir avec l’émerveillement ? Et pourtant, si l’on y réfléchit quelques instants, l’évidence s’impose à nous : l’émerveillement fait partie intégrante de notre humanité, de notre condition et singularité humaine. De fait, dans un monde de plus en plus automatisé, où l’intelligence artificielle reproduit et intègre nos raisonnements et nos créations avec une précision déconcertante, qu’est-ce qui continue de définir notre humanité profonde ? Et la réponse pourrait bien résider dans cette faculté singulière qui nous habite et nous distingue : notre capacité d’émerveillement.
L’émerveillement représente cette expérience émotionnelle particulière de surprise admirative, mélange subtil d’étonnement et de ravissement qui nous saisit devant l’inattendu, le grandiose, le beau ou le mystérieux. Qu’il surgisse face à un paysage naturel époustouflant, à la beauté des mouvements d’un danseur, à l’écoute d’une composition musicale transcendante ou dans la contemplation d’un chef-d’œuvre artistique, l’émerveillement nous renvoie à notre condition d’être sensible.
Si la machine peut analyser les quatre saisons de Vivaldi, en décomposer parfaitement la structure, identifier les modulations harmoniques et même s’en inspirer pour produire une partition similaire, elle demeure incapable de ressentir le frisson qui parcourt notre corps, cette chair de poule à l’écoute des premières notes de « l’hiver », tout comme elle passera à côté de l’émotion produite par la lumière ineffable de Vermeer, alors même qu’elle en décortiquera la perfection technique.
Si la frontière entre l’humain et la machine semble parfois s’estomper sur le plan de l’intelligence analytique ou des performances techniques, notre capacité d’émerveillement reste notre signature la plus authentique. Là où l’algorithme calcule, nous contemplons. Là où la machine exécute, nous nous émouvons. Là où la machine stocke et reproduit, nous nous émerveillons.
C’est peut-être, en effet, dans sa capacité à s’émerveiller que l’être humain révèle le plus sa grandeur paradoxale et la singularité de son espèce. Comme l’écrivait Kant, « deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »
Cette formule célèbre illustre parfaitement la double nature de l’émerveillement humain : tourné vers l’extérieur dans la contemplation du cosmos, mais aussi vers l’intérieur dans la prise de conscience de notre propre mystère. La machine, dépourvue de conscience réflexive, ne peut éprouver cette fascination qui nous habite lorsque nous contemplons simultanément l’immensité de l’univers et notre propre finitude.
Contrairement à certaines idées reçues, cet émerveillement face à l’immensité de l’univers n’est pas l’apanage des enfants ou des esprits naïfs, même s’il reste leur principal moyen de s’approprier le monde. Les plus grands scientifiques témoignent souvent de cette capacité d’émerveillement qui les a guidés dans leurs recherches. De Copernic, bouleversant notre vision du cosmos, à la physique quantique -défiant les lois de la physique newtonienne et confirmant en même temps notre intuition-, les avancées majeures sont nées de la capacité de l’homme à s’étonner devant les énigmes du monde.
Mais l’émerveillement ne nous saisit pas uniquement dans des circonstances extra-ordinaires. Il se manifeste aussi face à l’apparente banalité du quotidien : un rayon de soleil traversant une pièce, la beauté d’une fleur dans un vase, le sourire inattendu d’un inconnu dans la rue – autant de moments fugaces qui peuvent déclencher en nous cette étincelle d’émerveillement.
Limitée à ses fonctions programmatiques, la machine reste pour sa part imperméable à ces petites épiphanies du quotidien qui enrichissent notre existence et en font une véritable invitation à poser un regard poétique sur nos lieux de vie ordinaires, les transformant en territoires de rêverie inaccessibles à la machine.
Notre époque présente, de ce point de vue, un paradoxe intéressant : alors que nous disposons d’outils toujours plus perfectionnés pour explorer et comprendre le monde, nous finissons happés par nos écrans. Alors que nous traversons la France et pourrions-nous émerveiller des beautés de la nature, vitesse du TGV et smartphones nous privent, de fait, des multiples occasions d’émerveillement que nous offrait le chemin lorsqu’il était parcouru à pieds ou à dos de cheval. Et ce n’est probablement pas un hasard si chemin de Compostelle, slow train et séjours pleine nature rencontrent autant de succès : ils nous reconnectent à notre besoin d’émerveillement, émoussé par le monde dans lequel nous vivons.
Puissant antidote à la standardisation de l’expérience humaine que pourrait entraîner notre dépendance croissante aux algorithmes, l’émerveillement nous permet ainsi de revivre cet instant puissant et vitalisant d’éblouissement par le beau.
En allant plus loin, et en revenant à l’énoncé de Kant, l’émerveillement comporte également une dimension éthique profonde. S’émerveiller devant la nature, c’est reconnaître sa valeur intrinsèque au-delà de sa simple utilité. S’émerveiller devant l’autre, c’est accueillir sa différence comme une richesse plutôt que comme une menace. S’émerveiller, c’est accueillir ce qui nous touche sans autre intention que d’en profiter, gratuitement, juste pour le bien que cela procure plutôt que pour l’utilité que cela génère.
En ce sens, l’émerveillement pourrait constituer le fondement ou à tout le moins participer d’un nouvel humanisme adapté aux défis contemporains. Un humanisme qui, loin de placer l’homme dans une position de domination, le situerait plutôt dans une relation d’interdépendance émerveillée avec tout ce qui l’entoure. Conscient de cette interdépendance, l’homme ferait alors un avec la nature et son environnement plutôt que de s’en détacher et de l’asservir.
Il nous appartiendrait alors de cultiver notre émerveillement : en ne le limitant pas une source de joie personnelle, il nous permettrait également d’affirmer notre humanité irréductible en une résistance douce mais déterminée face à la tentation de réduire l’expérience humaine à des processus mécaniques.
En nous rappelant que nous ne sommes pas seulement des êtres de raison et de technique, mais aussi des créatures sensibles, capables d’être touchées, transformées et transcendées par la rencontre avec ce qui nous dépasse, l’émerveillement constitue alors notre plus beau privilège et notre meilleure arme pour une humanité en harmonie avec elle-même et l’environnement dans lequel elle vit. A nous de le protéger et de le partager.
William Cargill