La lecture, spécificité de l’espèce humaine, est-elle en danger ?

La lecture est propre à l’espèce humaine et même aux plus récents d’entre nous. Alors que notre espèce, homo sapiens, est apparue il y a environ 300 000 ans, l’écriture et donc les premiers lecteurs ne remontent qu’à 6 000 ans.[1] Quant à la diffusion de la lecture qu’a permis l’imprimerie, elle ne date que de quelques centaines d’années. Quels avantages notre espèce a-t-elle tirés de l’écriture et de la lecture ? Initialement, essentiellement étiqueter et garder des traces d’actes comptables plus fiables que la mémorisation cérébrale. Puis, rapidement utiliser cette annexe de la mémoire en archivant toute expérience humaine pour s’y référer, et la transmettre à ses contemporains et aux générations ultérieures. Elle permet le début de l’Histoire (récente) de notre espèce. Mais écriture et lecture ont aussi été d’une aide importante pour structurer la pensée, développer un esprit critique et favoriser la créativité. Ecriture et lecture ont été indispensables aux multiples progrès technologiques qui ont suivi leur émergence.

Mais comment fait notre cerveau pour nous permettre de lire ? Car sur des temps aussi courts que quelques milliers d’années, l’évolution n’a pu sélectionner un centre cérébral de la lecture. Le cerveau utilise en fait une région cérébrale dédiée à la reconnaissance des formes située entre les régions visuelles (occipitales) et les régions du langage [temporales de l’hémisphère gauche (chez les droitiers)[2]]. Par apprentissage, long et régulier, cette région cérébrale va progressivement être « détournée » de sa fonction initiale et se spécialiser dans la lecture. Ensuite, tout fonctionne sur le même principe que les intelligences artificielles entraînées à apprendre par exposition répétée, des millions de fois, à reconnaître des visages sur des enregistrement vidéo ou des images suspectes de cancer du sein sur une mammographie. Par la pratique régulière de la lecture, les régularités de la langue sont appréhendées ce qui permet de reconnaitre de plus en plus rapidement les mots et leur enchaînement sans avoir à les déchiffrer lettre après lettre. Ainsi, les mots courts comme les articles ou les prépositions ne sont pas vraiment lus, et même si quelques lettres sont omises ou erronées la compréhension de la phrase reste possible, voire le lecteur ne s’en aperçoit pas vraiment.  Mais pour obtenir de tels automatismes, des années de pratique régulière sont nécessaires. Une lecture de qualité, c’est-à-dire rapide, efficace et agréable, n’est possible qu’au prix d’un apprentissage du même ordre que celui qui permet au musicien ou au sportif de maitriser voire d’exceller dans sa pratique. 

Or l’explosion de l’usage des écrans chez les enfants que nous connaissons depuis quelques années a comme principale conséquence la réduction du temps de cerveau nécessaire à ce long apprentissage ce qui compromet l’acquisition d’une lecture efficace et de qualité. Il y a probablement danger pour l’avenir, d’où le plaidoyer récent du neuroscientifique, Michel Desmurget : « Faites-les lire ! » (Seuil, 2023). Il ne s’agit pas de s’opposer au développement de la technologie informatique qui offre par ailleurs de nombreuses opportunités à notre espèce comme par exemple effectuer des calculs complexes ou offrir une annexe de stockage d’information encore plus ample que les livres pour sa mémoire ; mais de protéger l’acquisition de la lecture, dont la maitrise offre tant de possibilités et est indispensable aussi aux bons usages de la technologie informatique.

Instructif de savoir que les enfants des principaux dirigeants de la Silicon Valley n’ont pas d’accès ou des accès très restreints aux écrans ; ou que la Chine et Singapour viennent de mettre en place des mesures drastiques pour limiter le temps d’écran et favoriser la lecture chez les enfants.[3]

La préservation et le développement des valeurs humanistes dans les décennies à venir dépendra probablement de la protection de cet apprentissage si particulier et si puissant qu’est la lecture.

Philippe Damier


[1] https://essentiels.bnf.fr/fr/livres-et-ecritures/les-systemes-ecriture/7ec9c7b0-06c3-4894-8869-55a9389b29d5-quest-ce-quun-systeme-ecriture

[2] Chez les gauchers, il y a généralement une moindre différenciation gauche droite, le centre du langage est dans les deux hémisphères.

[3] https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/la-chine-veut-priver-les-enfants-dinternet-a-partir-de-22-heures-1967555

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