A l’heure de l’intelligence artificielle, la question de la spécificité de l’intelligence humaine, c’est-à-dire d’une intelligence incarnée, est sur toutes les lèvres plus encore que dans tous les esprits. Et pour cause : nous ne sommes pas de purs esprits. La pensée humaine n’est pas une froide mécanique de calcul, ses raisonnements ne sont ni abstraits ni hors-sols, ils sont mûris dans le terreau d’une chair déterminée où ils se développent progressivement, plongeant leurs racines dans un passé et un présent faits de joies, d’attentes, de fatigues, de blessures, d’odeurs, de gestes répétés. Autant d’expériences qui pimentent nos souvenirs, colorent nos analyses, spécifient nos jugements, les orientant dans telle direction, ne les laissant pas tourner en vase clos et possiblement s’emballer.
Non seulement nos intellections sont marquées par nos perceptions mais, comme le dit Descartes dès sa deuxième sa deuxième Méditation, la pensée chez nous inclut aussi la douleur, le plaisir, les passions, les sentiments, les rêveries, les émotions. Être une chose pensante signifie, écrit-il, être « une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ».
Notre pensée n’est pas seulement cognitive,
elle comporte indissociablement une dimension affective et volitive. Penser, pour un homme, n’est pas regarder se déployer un processus logique, c’est s’engager, vivre une expérience totale, enracinée dans une condition animale.
Notre chair est le terreau à partir duquel poussent nos pensées et c’est pourquoi Cicéron, le premier, appliqua le mot cultura, issu de l’agriculture, à l’être humain (Tusculanes, II, 13) : un champ si fertile soit-il ne peut être productif sans culture.
Redécouvrir ce qu’être humain veut dire
Tel une plante, l’homme, pour devenir pleinement lui-même, pensée comprise, demande à être cultivé, et ce dans toutes les dimensions de son être : corps et âme. Mens sana in corpore sano, lit-on dans la dixième Satire de Juvénal. Cette propriété qui est la nôtre, l’humain, l’humanus, ne va pas de soi, elle est susceptible de degrés, de plus ou de moins, elle est donc plus une qualité qu’une propriété et c’est la fonction par excellence des « humanités » de la cultiver. Pour cela, on fait appel à un spécialiste : c’est l’humaniste, comme il y a un dentiste ou un trompettiste. Il est, au Moyen-âge, le professeur de lettres classiques, matière socle des humanités qui se disaient alors litterae humanores, les « lettres plus humaines », rendant plus humain. A l’heure de l’IA, qui voit la promotion planétaire d’une faculté de calcul sans cœur, déliée de toute chair, un des sens de l’humanisme contemporain peut être de redécouvrir ce qu’être humain veut dire, s’agissant d’une pensée, d’une personne.
Thibaud Brière
